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Tunisie : Gérer le développement pour que la démocratie tienne ses promesses

24 mai 2012


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Arne Hoel l World Bank l Tunisie 2011

Conversation avec Madame Meherzia Labidi, vice-présidente de l’Assemblée constituante de la Tunisie

À en croire Meherzia Labidi, vice-présidente de l’Assemblée constituante tunisienne, la Tunisie est devenue un pays très bruyant. Les manifestations y sont quotidiennes, les débats passionnés, et les rumeurs ont tendance à s’y répandre comme une traînée de poudre. Mais elle n’aimerait pas qu’il en soit autrement. Car c’est la clameur d’une population qui a retrouvé le pouvoir et qui s’adapte à son environnement, d’une population libérée des entraves du passé qui l’empêchaient d’accéder à l’information et de s’exprimer. Si déconcertant que cela puisse paraître, Madame Labidi reconnaît que c’est là une réussite importante de la révolution. Engagée dans la construction des institutions qui permettront de préserver et de renforcer cet acquis, elle est également consciente qu’il ne s’agit que d’une étape dans le processus de transition.

Maintenant que la révolution est passée, c’est le moment de faire les comptes et de prendre la mesure des conséquences de la politique menée par l’ancien régime. Avec la publication des statistiques nationales, le voile a été levé sur l’ampleur véritable du chômage, de la pauvreté et des disparités régionales. Ces données brutes et sèches corroborent ce que de nombreux Tunisiens ressentaient, et qui les a poussés à descendre dans la rue. Mais ce qui a motivé la révolution est aussi ce qui risque aujourd’hui de l’empêcher de tenir ses promesses. Si la situation sociale et l’accès aux opportunités économiques ne s’améliorent pas, les droits nouvellement acquis pourraient bien rester lettre morte.

Madame Labidi s’est récemment rendue à la Banque mondiale, avec trois de ses collègues de l’Assemblée constituante : Zied Daoulatli, Mouldi Riahi et Badreddine Abdelkafi. Ils ont rencontré un groupe d’Administrateurs, dont le doyen du Conseil Abdulrahman Almofadhi, ainsi que Inger Andersen, vice-présidente de la Banque mondiale pour la Région Moyen-Orient et Afrique du Nord, accompagnée de son équipe. L’objectif de cette visite était de déterminer les possibilités d’évolution du partenariat conclu avec la Banque mondiale pour le développement de la Tunisie, ainsi que la meilleure façon, pour l’institution, de soutenir le pays dans cette période critique de transition. Madame Labidi a également pris le temps de nous livrer son point de vue sur la situation en Tunisie au lendemain de la révolution, et sur les nombreux défis qui attendent le pays, évoquant le dynamisme de la société civile, la nouvelle liberté de l’information, les manifestations en cours et les droits des femmes. Elle a également insisté sur l’urgence d’agir contre le chômage et la pauvreté endémique dans les régions en retard, loin des zones côtières bien loties.


« Il faut que nous ayons peur de perdre nos droits, il faut que nous, femmes tunisiennes, agissions ensemble pour les préserver, mais nous ne pouvons pas définir notre politique en fonction de la peur. »
Meherzia Laabidi

Meherzia Laabidi

Viice-présidente de l’Assemblée constituante tunisienne

Au-delà des élections, qu’est-ce qui est fait pour que les Tunisiens continuent d’avoir voix au chapitre dans ce processus de transition ?

Meherzia Labidi : Tout d’abord, ils continuent d’avoir voix au chapitre à travers leurs représentants au sein de l’Assemblée. La loi électorale a permis d’avoir une représentation très large : tous les partis politiques siègent à l’Assemblée, ainsi que de nombreux indépendants qui ne se revendiquent d’aucun parti. Nous avons également noué des liens étroits avec la société civile. D’ailleurs, l’un des vice-présidents de l’Assemblée est chargé des relations avec les organisations de la société civile et avec les Tunisiens vivant à l’étranger. Ces derniers sont à peu près un million, et nous souhaitons qu’ils puissent jouir désormais d’un rôle et de droits politiques. De plus, nous avons décidé de rendre tous les travaux de l’Assemblée accessibles aux médias. Ainsi, tous les médias, de l’audiovisuel comme de la presse, peuvent assister à ces réunions et bien sûr en rendre compte. Dans notre pays, la société civile est active et se sent concernée. Des citoyens ont même pris l’initiative de créer une Assemblée constituante parallèle. Il existe aussi de nombreuses organisations pour les femmes, pour le développement, et beaucoup d’autres groupes de citoyens qui se réunissent pour observer l’Assemblée à l’œuvre. Je dois dire qu’ils sont très vigilants et dynamiques. Dès qu’ils perçoivent comme un début d’entorse au processus de transition démocratique, ils le dénoncent, éventuellement par écrit, et beaucoup manifestent aussi. Vous savez que chaque jour, il y a des manifestations devant l’Assemblée. Nous sommes parfois enclins à les critiquer, à estimer que toutes ces manifestations, c’est un peu excessif. Mais je préfère l’excès de manifestants, de revendications et de controverses à une société civile passive. Enfin, en tant que députés de cette Assemblée constituante, nous essayons également, dans nos circonscriptions respectives, d’œuvrer pour une démocratie participative. Nous disons à nos électeurs : « Vous savez, la démocratie ne se résume pas à mettre un bulletin dans l’urne : vous devez aussi prolonger votre vote en interrogeant vos élus, en surveillant ce qu’ils font et en leur rappelant sans cesse que l’Assemblée n’est pas seulement là pour rédiger une Constitution, mais aussi pour orienter les travaux du gouvernement.

Quel rôle la nouvelle liberté de l’information et l’ouverture de l’accès aux données jouent-ils à cet égard ?

ML:  Aujourd’hui, il n’y a plus de tabous. À mon avis, cela a été une décision très positive que de publier tous les chiffres relatifs à l’emploi, à la croissance, aux salaires dans la fonction publique (même ceux des ministres) et au budget alloué au développement. Par le passé, toutes les statistiques provenaient d’une source unique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : maintenant, les sources d’informations publiques sont nombreuses, et les Tunisiens peuvent comparer, déterminer où se trouve la vérité, ou quels sont les vrais chiffres, et les vraies données sur telle ou telle activité du gouvernement. Cela fait partie de notre transition démocratique que d’apprendre comment gérer l’information publique, à laquelle ont désormais accès les citoyens. Il y a certes quelques points négatifs ; en particulier, nous n’avons pas toujours affaire aux médias classiques, comme les journaux, la télévision et la radio, où vous avez un droit de réponse, où les informations erronées peuvent être corrigées. À l’heure actuelle, un million de Tunisiens sont sur Facebook. Je vous laisse imaginer avec quelle rapidité l’information s’y répand... Nous sommes parfois désemparés face à des rumeurs qui se propagent en un rien de temps. Ainsi, il y a deux jours, lorsque je suis arrivée à Paris, j’ai appris que j’étais rémunérée 14 000 euros par mois. Imaginez, 14 000 euros, ça fait à peu près 30 000 dinars tunisiens… C’est parfaitement impensable ! Comment un membre du Parlement, quand bien même ce serait son président, pourrait-il percevoir un salaire aussi élevé ? Peut-être le président de la République, et encore, je ne pense même pas que son salaire atteigne ces hauteurs. Ce bruit a circulé partout sur Facebook, et mon mari a répondu : « Croyez-moi, c’est encore moi qui lui paye ses billets d’avion ! Et elle habite à côté de chez sa sœur, pas dans une demeure luxueuse… » Car je vivrais, soi-disant, dans une villa cossue. Ainsi, rumeurs et fausses informations sont véhiculées via Facebook ; c’est cela, l’aspect négatif. Pourtant, je pense que garantir la liberté et l’indépendance des médias est un choix irrévocable. Mieux vaut supporter cet abus, si l’on peut dire, de liberté, que de restreindre la liberté des médias. Selon moi, ces excès finiront par se réguler d’eux-mêmes.

Quelles actions sont entreprises pour remédier à l’une des autres racines majeures de la révolution, à savoir l’exclusion économique ? Comment mettre en place des conditions équitables et donner à tous les Tunisiens un accès égal aux opportunités économiques ?

Les conditions sont très loin d’être équitables. Les lacunes sont même parfois béantes. Alors comment améliorer les choses à court terme ? Plus de 70 % du projet de budget complémentaire vise à homogénéiser les conditions,  et à harmoniser et équilibrer le développement entre les régions. Naturellement, ce n’est pas suffisant. Il nous faut aller plus loin, accroître nos recettes. Nous devons également étoffer nos sources de financement. Nous avons réellement besoin d’aide, de dons. Au cours de l’année qui vient et des deux ou trois prochaines années, nous aurons besoin de concours financiers pour pouvoir répondre aux attentes immédiates. Cela nous donnerait du temps, suffisamment de temps pour que des investisseurs puissent venir et que leurs projets soient productifs. Il y a des revendications immédiates, et nous avons besoin d’aide pour pouvoir y apporter une réponse. Nous avons également besoin d’informations satisfaisantes, claires et précises sur les projets du gouvernement. De savoir ce qui peut être mis en place en trois mois, en un an, et ce qui devra attendre. Le peuple tunisien a besoin de données transparentes quant au potentiel de croissance économique et aux objectifs pour les cinq prochaines années. Nous devons aussi en appeler à la solidarité des Tunisiens. Nous avons déjà pu la voir à l’œuvre durant la révolution, et elle est vraiment formidable ; les familles se sont soutenues les unes les autres tout au long de cette période difficile. Elle s’est aussi manifestée avec la Libye : lorsque les réfugiés libyens sont arrivés en Tunisie, il n’y a pas eu de crise humanitaire. Je ne sous-entends nullement que les organisations humanitaires n’ont pas joué un rôle essentiel, bien au contraire, mais le système de solidarité sociale a, lui aussi, très bien fonctionné. Des familles tunisiennes ont invité des familles libyennes à vivre chez elles. Mieux, elles ont invité leurs enfants à rejoindre leurs propres enfants dans des écoles tunisiennes. Ce que je souhaite aujourd’hui, c’est formaliser cet esprit de solidarité, de sorte que les Tunisiens puissent continuer à s’épauler mutuellement de la même manière qu’ils ont aidé les Libyens.

Quels sont les principaux défis pour le développement que la Tunisie doit relever dès à présent, et à quel niveau l’aide internationale serait-elle la plus utile pour relever ces défis ?

Les principaux défis tiennent, bien sûr, au chômage. La population tunisienne est instruite, ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. Un nombre considérable de chômeurs sont titulaires d’un diplôme universitaire. Si vous avez un diplôme dans une discipline technique ou financière, mais que vous n’avez pas exercé votre métier depuis des années, il est impossible de vous replacer dans l’immédiat à un poste productif. Les qualifications doivent être actualisées et les professions spécialisées ont besoin d’une remise à niveau. Et pour tout cela, il nous faut un budget, et du temps. Qui plus est, nous avons, pendant longtemps, mis à la disposition des investisseurs étrangers une main-d’œuvre bon marché qui ne disposait de quasiment aucun droit. Aujourd’hui, notre peuple, qui a mené cette révolution pour sa dignité, ne peut plus accepter de telles conditions. Nous voulons proposer aux investisseurs une main-d’œuvre qualifiée, mais nous voulons également garantir à ces travailleurs des droits, et le respect de leur dignité humaine. Il nous faut donc faire attention à la manière dont nous entendons relever le défi du chômage. Par ailleurs, le régime précédent a vendu à la communauté internationale un mensonge éhonté, selon lequel la Tunisie aurait réussi à éradiquer la pauvreté. Même les Tunisiens y ont cru ! Depuis le 14 juin, nous ne cessons de découvrir à quel point notre pays est pauvre. Les dernières données en date révèlent qu’entre 20 et 25 % de la population vit dans la pauvreté. C’est un défi considérable, parce que nous devons de toute urgence prendre des mesures immédiates pour répondre aux attentes de ces familles sur le plan de l’emploi et du logement. La Tunisie était également perçue comme un exemple de réussite dans le domaine de la santé, et tout particulièrement de la santé maternelle. Or, ces dix dernières années, les indicateurs de santé se sont détériorés, y compris ceux de la santé maternelle, et surtout dans les zones rurales et dans les zones urbaines pauvres. Il y a véritablement danger parce que, si la santé maternelle se dégrade, celle des enfants en pâtit aussi. Ce problème n’est pas sans lien avec l’infrastructure. Comment pouvons-nous nous développer et mettre en place des projets de développement dans des régions négligées si elles ne disposent pas des infrastructures nécessaires ? Certaines régions sont dotées de très beaux sites archéologiques. Elles pourraient être des destinations touristiques, mais elles ne disposent ni d’hôtels ni de routes. Il y a un déficit flagrant d’installations. Un habitant de Kasserine, à l’intérieur des terres tunisiennes, m’a dit qu’en cas d’urgence, l’hôpital le plus proche se trouvait à 150 kilomètres. Pas une ville digne de ce nom ne devrait avoir un hôpital à plus de 12 kilomètres. Et là, on ne parle pas de 12, mais de 150 kilomètres ! L’infrastructure est un réel problème, mais pour le régler, on ne peut pas se reposer uniquement sur le gouvernement. Il faut en appeler à la société civile, aux organisations de développement et une fois de plus, à la solidarité des gens et au soutien d’autres pays amis. Les besoins sont vraiment énormes, et les ressources extrêmement limitées.

Certains analystes affirment que les droits dont jouissaient les femmes sous le régime précédent sont menacés dans le contexte post-révolutionnaire. Est-ce exact ?

Nos droits ne sont pas quelque chose que quelqu’un daigne nous accorder. Nos droits nous sont dus, et les femmes tunisiennes ont maintenant acquis une maturité qui leur donne le droit d’être des actrices de la vie politique, sociale et économique. Nous n’avons pas besoin d’un régime ou d’un homme politique pour garantir nos droits. Nous avons seulement besoin d’être des citoyennes, et d’affirmer haut et fort nos droits. Et c’est exactement ce que les femmes tunisiennes sont en train de faire. Les femmes sont très actives, elles prennent les devants et peuvent même se montrer agressives lorsqu’elles disent « ce sont nos droits, et il n’est pas question que quelqu’un y touche ». La meilleure des garanties, c’est donc le niveau de sensibilisation, de conscience sociale et politique des femmes tunisiennes. Et ce niveau de conscience est désormais un fait acquis pour les femmes tunisiennes. Mais la question des droits des femmes suscitent des débats, et certaines femmes expriment leurs craintes de perdre leurs droits. Je pense que c’est bon signe. Lorsque l’on craint de perdre quelque chose, cela signifie que ce quelque chose est précieux, que nous sommes conscients de sa valeur. Mais d’après moi, il faut se méfier des discours alarmistes, et de ceux qui cherchent uniquement à jouer sur la peur. C’est ce genre de discours qui a été utilisé pour nous faire craindre notre identité islamique, réprimer la démocratie, maintenir la pression sur le peuple et, disons-le, le soumettre à un régime dictatorial. Il faut que nous ayons peur de perdre nos droits, il faut que nous, femmes tunisiennes, agissions ensemble pour les préserver, mais nous ne pouvons pas définir notre politique en fonction de la peur.


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