En Jordanie, les jeunes entrepreneurs ont du mal à obtenir des financements et les services d'accompagnement au démarrage d’une société sont limités. En Tunisie, les démarches administratives pour créer une entreprise peuvent prendre jusqu’à un mois, contre deux jours en France.
Ces deux exemples illustrent certains des obstacles auxquels sont confrontés les jeunes actifs dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA), une région où le taux de chômage des jeunes est le plus élevé au monde et la participation des femmes au monde du travail la plus faible.
Dix ans après les soulèvements du Printemps arabe, le marasme du marché de l’emploi continue de saper le développement économique et le progrès social dans la région MENA. Un rapport phare de la Banque mondiale vient apporter un nouvel éclairage sur un marché du travail sclérosé, en s'appuyant sur des éléments d'analyse inédits.
Intitulé Le défi de l’emploi : Repenser le rôle des pouvoirs publics envers les marchés et les travailleurs dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (a), le rapport recommande aux gouvernements de la région MENA des mesures pour vaincre le fléau du chômage en favorisant l'essor d’un secteur privé plus développé et dynamique et en adoptant des réformes réglementaires sur les marchés du travail et des produits.
« Il s’agit de repenser le rôle de l’État vis-à-vis des marchés et des travailleurs, en particulier les jeunes et les femmes », souligne Federica Saliola, coautrice du rapport et économiste principale au sein du pôle Protection sociale et emploi de la Banque mondiale.
RÉDUIRE LE RÔLE DES ENTREPRISES PUBLIQUES
Le rapport préconise en particulier de réduire la place des entreprises publiques dans les économies de la région MENA. Nouvelles données à l’appui, les auteurs montrent comment la domination des entités liées à l’État entrave le développement d’un secteur privé vigoureux et nécessaire pour créer les emplois dont la région a besoin face à l’augmentation de sa population en âge de travailler.
Dans les pays de la région MENA, l’emploi dans les entreprises du secteur privé a progressé de 1 % par an autour des années 2016-2018, bien loin des 5 % enregistrés en moyenne dans les économies à revenu intermédiaire. Le niveau élevé du chômage des jeunes — estimé à 26 % en 2109 — et un taux d’activité féminine de 20 % seulement témoignent de l’ampleur du problème.
S’appuyant sur deux séries d’enquêtes de la Banque mondiale auprès des entreprises (les enquêtes WBES), disponibles pour la première fois pour plusieurs pays de la région MENA, le rapport révèle la piètre performance du secteur privé en matière de création d’emplois. Le nombre et la qualité des emplois dans une économie sont tributaires de la facilité pour les entreprises d’entrer sur le marché, d’y croître et d’en sortir — ce que l’on appelle la fluidité ou « contestabilité » des marchés. Or, les marchés de la plupart des pays de la région ne sont pas contestables, analyse le rapport. Une situation qui s’explique en grande partie par le fait que les entreprises publiques jouent un rôle prépondérant et bénéficient d’un traitement préférentiel en matière de taxes, de financements et de subventions.
« La concurrence est cruciale, souligne Asif Islam, coauteur du rapport et économiste senior auprès du bureau de l’économiste en chef pour la Région MENA de la Banque mondiale. La région MENA dispose d’une jeunesse instruite. Nous avons de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais le secteur privé est bridé par des conditions de concurrence inéquitables. »
IL EST URGENT D’AMÉLIORER LA CONTESTABILITÉ DES MARCHÉS
Afin d’améliorer la contestabilité des marchés, les gouvernements doivent réduire la présence des entreprises publiques dans des secteurs économiques propices à la prospérité du secteur privé. Pour cela, ils doivent privilégier les réformes visant à réduire le traitement préférentiel dont bénéficient les entreprises publiques en matière d'accès aux financements et à éliminer les exclusions et les exceptions dues aux réglementations, aux contrôles des prix et aux lois sur la concurrence qui sont appliquées aux opérateurs privés. C’est ce que préconise le rapport, en s’appuyant sur de nouvelles données sur la réglementation des marchés de produits recueillies dans huit économies de la région MENA et comparées à 51 pays à revenu élevé et intermédiaire.
« Il n’y a guère de chance que les pouvoirs publics changent le statu quo dès lors qu’ils détiennent les entreprises qui tirent profit du manque de concurrence », explique Dalal Moosa, coauteur du rapport et économiste au sein du pôle Protection sociale et emploi de la Banque mondiale.
Parmi les entrepreneurs interrogés dans le rapport, Tarek Talbi raconte qu’il faut deux jours en France pour remplir les formulaires d’immatriculation d’une entreprise. Ces démarches lui ont pris un mois en Tunisie, témoigne le chef d'entreprise de 36 ans.
Par ailleurs, les pays de la région MENA se caractérisent en général par le poids des professions moyennement qualifiées, avec, comme facteur probable, la prépondérance du secteur public, note le rapport. Les travailleurs tendent ainsi à effectuer nettement moins de tâches nécessitant des compétences essentielles pour les emplois de demain, telles que des compétences analytiques et interpersonnelles non routinières.
« Recruter des techniciens et des ingénieurs n’est pas un problème en Tunisie, mais on a beaucoup de mal à trouver des personnes qui possèdent des compétences comportementales et en communication », déplore Tarek Talbi.
Un vivier de talents qui se réduit comme peau de chagrin, c'est la principale difficulté citée par Sarah Hawilo, la fondatrice de la plateforme de réservation hôtelière serVme, créée au Liban et dotée désormais d’une présence régionale.
« Nous avons transféré notre siège social à Dubaï, aux Émirats arabes unis, mais nous avons tout de même perdu des employés essentiels qui ont émigré du Liban, en quête d’une citoyenneté étrangère permanente synonyme de sécurité », explique l'entrepreneuse.
Pour un certain nombre de pays, le rapport préconise également l’adoption de réformes en vue de lever les restrictions qui sont imposées à l’activité des femmes dans des secteurs spécifiques et sur le plan des horaires de travail, de remédier à l’inégalité des salaires par rapport aux hommes et de mettre fin à l’obligation de requérir l’autorisation de leur conjoint pour obtenir un emploi. C'est le cas, par exemple, d’une société conservatrice comme celle de la Jordanie, où il est fréquent que les hommes s’opposent à ce que leurs femmes et leurs filles travaillent ou créent leur entreprise.
Prenant note de l’opposition politique et sociale que peuvent susciter de telles réformes, le rapport recommande, afin de limiter ces écueils, d’adopter une approche progressive dans la mise en œuvre des changements structurels nécessaires et de se focaliser dans un premier temps sur des secteurs émergents tels que l’économie numérique et l’économie verte, qui comptent moins d’opérateurs historiques et de groupes d’intérêt puissants.
L’économie numérique a représenté un gisement d’opportunités pour Tarek Talbi, Sarah Hawilo et les cinq autres jeunes entrepreneurs dont le rapport dresse le portrait.
Leurs parcours mettent en évidence les obstacles auxquels sont ordinairement confrontés les jeunes entrepreneurs de la région MENA : le manque d’accès aux financements pour les nouvelles entreprises, des conditions d’emprunt onéreuses et des impôts trop lourds, mais aussi la réticence sociale que suscite les emplois non traditionnels.
En Jordanie, Hamdi Tabbaa a créé une plateforme d’éducation en ligne pour aider les autres à acquérir le bagage dont il a lui-même bénéficié. Il avait auparavant échoué à lancer une petite entreprise de restauration, faute d’infrastructures technologiques, d’expérience et de ressources.
Les entreprises en dehors du secteur des nouvelles technologies peinent à obtenir des financements, explique-t-il. En cause, les exigences déraisonnables auxquelles sont soumis les jeunes entrepreneurs ne disposant pas d’un historique de crédit suffisant, à savoir notamment des taux d’intérêt élevés et des durées de remboursement trop courtes. Par ailleurs, ajoute Hamdi Tabbaa, les réglementations en vigueur empêchent l’entrée de nouveaux venus sur des marchés établis.
Au Liban, où une stratégie gouvernementale pointait en 2020 une corruption politique et administrative systémique, Sarah Hawilo évoque l’existence d’un système qui favorise les entreprises en fonction de leurs accointances politiques. Et où l’avancement professionnel ne s’effectue pas tant sur les compétences que sur les relations avec des dirigeants influents.
À l’heure où la région se relève des effets dévastateurs de la pandémie de COVID-19, cette nouvelle publication peut servir de base pour des réformes structurelles, selon le vice-président de la Banque mondiale pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
« Le dynamisme des marchés peut permettre aux économies de la région MENA de se transformer en États modernes, où les entreprises innovantes sont en mesure de prospérer et de garantir une allocation optimale des ressources, poursuit Ferid Belhaj. La pandémie de COVID-19, aussi éprouvante qu’elle ait été, offre une opportunité pour une reprise résiliente et inclusive susceptible de générer des emplois de meilleure qualité en relevant les enjeux à long terme. »