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ARTICLE 08 juillet 2019

Le sylvopastoralisme apporte l’espoir d’un relèvement du monde rural en Colombie

MULTIMÉDIA

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LES POINTS MARQUANTS

  • En Colombie, le secteur de l’élevage bovin assure 28 % de l’emploi rural et les moyens de subsistance de 514 000 ménages
  • À ce jour, environ 32 000 hectares ont été convertis au sylvopastoralisme, ce qui a permis d’augmenter le revenu annuel par hectare et d'augmenter la productivité laitière de 36,2 % en moyenne
  • Le projet a aidé les agriculteurs à planter plus de 2,6 millions d'arbres d’environ 80 espèces différentes qui ont capturé plus de 1,2 million de tonnes de carbone

Lorsqu’Ana Hernández Díaz reçut un terrain dans l'Atlántico, une province de la côte septentrionale de la Colombie, il ressemblait à un terrain de football pelé. C’était pourtant un premier pas vers la stabilité pour elle et sa famille brisée. Aujourd'hui, à l’ombre des arbres, au milieu de verts pâturages, de papillons et de chants d’oiseau, elle peut envisager un renouveau, voire la prospérité.

Comme beaucoup de Colombiens, Ana a été victime de l’extrême violence régnant dans le pays. Deux de ses fils, âgés de 18 et 19 ans, ont été tués en 1997 par des hommes armés non identifiés. « Je n’ai rien pu manger pendant huit jours, je voulais mourir moi aussi », se souvient-elle. Avec sa famille, elle a été contrainte de quitter Guacamayal, un village dans une région de bananeraies de la province de Magdalena, pour s’installer dans la grande ville de Barranquilla. Pour nourrir sa famille, elle préparait des empanadas et des beignets de yucca que ses enfants vendaient dans la rue, mais elle ne se sentait pas en sécurité. « J’avais peur dès que je voyais une voiture blanche aux vitres teintées », raconte-t-elle. Ana s'est finalement jointe à un groupe de personnes déplacées qui demandaient l'aide du gouvernement et qui, en 2006, ont atterri ici : une bande de terre dans une zone tropicale aride.

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La violence a tué deux des fils d'Ana Hernández Díaz. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale

Sa ferme est située sur une zone de 270 hectares achetée à un grand propriétaire terrien puis divisée en parcelles attribuées à 43 familles déplacées. Elle fait partie d’une expérimentation du gouvernement pour favoriser la viabilité économique, environnementale et sociale de l’élevage bovin en Colombie.

Le projet d’intégration de l’élevage durable des bovins dans la protection de l’environnement (a), lancé il y a bientôt dix ans, a aidé 4 100 fermes familiales de cinq régions de Colombie à adopter des méthodes de sylvopastoralisme. L’association des arbres et du bétail est bénéfique pour les agriculteurs, pour leurs animaux et aussi pour l’environnement. En effet, comme le café cultivé à l’ombre, les vaches qui pâturent à l’ombre sont plus productives, elles sont aussi moins nocives pour l’environnement que celles élevées en plein champ : l’ombre diminue le stress thermique des animaux qui produisent donc moins de méthane, tandis que la végétation diversifiée améliore leur alimentation et le rendement laitier.

À ce jour, environ 32 000 hectares ont été convertis au sylvopastoralisme, ce qui a permis d’augmenter le revenu annuel par hectare d’environ 523 dollars et d'augmenter la productivité laitière de 36,2 % en moyenne. En rémunérant les agriculteurs pour les services environnementaux rendus et en encourageant la régénération naturelle, le projet a également contribué à la conservation et à l'enrichissement de 21 000 hectares supplémentaires d'écosystèmes essentiels pour la biodiversité de la planète. Il a aussi aidé les agriculteurs à planter plus de 2,6 millions d'arbres d’environ 80 espèces différentes qui ont capturé plus de 1,2 million de tonnes de carbone .

Ce projet soutenu par la Banque mondiale est mis en œuvre par la Fédération colombienne des éleveurs de bovins (FEDEGAN) en partenariat avec The Nature Conservancy, la fondation CIPAV et Fondo Acción, avec l’appui financier du Fonds pour l'environnement mondial (FEM) et du gouvernement britannique. Les éleveurs qui participent au projet ont grandement contribué eux aussi à la transformation réussie du paysage en y consacrant beaucoup de temps et d’énergie, en installant des clôtures et en utilisant du compost.

Pour Ana, planter des arbres et des buissons comestibles dans cette région au climat extrême n’a pas été tâche facile, mais cela s’est avéré rentable : la production de lait de ses animaux est passée d'environ 2 litres par vache et par jour à 4,5 litres. « Mes vaches produiraient beaucoup moins de lait s’il n’y avait pas les arbres », dit-elle.

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Les vaches d’Ana derrière des branches de totumos récemment plantés et dont les fruits ont une grande valeur nutritive pour le bétail. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale

Plusieurs espèces de buissons fourragers ont été introduites en raison de leur haute teneur en protéines et de leur résistance à la sécheresse. Les 5,8 hectares du terrain d’Ana ont été divisés en six enclos, ce qui permet aux plantes de se régénérer entre deux rotations de pâturage. Des clôtures électriques mobiles contribueront bientôt à optimiser le système et lui permettront d’élever davantage d'animaux que les huit vaches qu'elle possède actuellement, ce qui augmentera encore son revenu.

Le système d'élevage bovin qui prévaut en Colombie est extensif et inefficace. Ce ne sont pas moins de 89 % des terres agricoles du pays qui sont consacrées à l’élevage bovin, avec une moyenne de seulement 0,7 tête de bétail par hectare. Ces élevages, souvent associés à la spéculation foncière, sont à l’origine de nombreux déboisements. Or il serait essentiel d'élever le même nombre d'animaux sur de plus petits terrains pour favoriser un élevage durable (a) et permettre la restauration des forêts.

Néanmoins, reboiser des terres d’élevage bovin nécessite, outre les plants de jeunes arbres et des conditions climatiques favorables, un changement culturel majeur. En effet, les éleveurs ont l’habitude de couper des arbres, pensant qu’ils prennent le soleil et l’eau des pâturages. Même des arbres isolés sont parfois arrachés, parce que les vaches ont tendance à se regrouper à l’ombre, à piétiner le sol et à affaiblir la santé de l’arbre. Comme l’explique Juan Pablo Ruiz, premier chef d’équipe du projet, « des chutes de branches peuvent tuer les vaches, donc les fermiers préfèrent se débarrasser complètement des arbres ».

Le sylvopastoralisme démontre pourtant que les arbres, les buissons et les pâturages coexistent très bien : l’herbe est plus haute et plus verte à l’ombre des yopos (Anadenanthera peregrina) par exemple, ou des totumos (Crescentia cujete). Mais il faut beaucoup de patience pour convaincre les éleveurs d’essayer ce système, surtout si la sécheresse ou d'autres aléas ruinent les premières tentatives de plantation.

Une fois le sylvopastoralisme adopté, ses avantages sont évidents. Quand les vaches peuvent brouter à l’ombre d'une végétation plus abondante, elles se regroupent moins et piétinent moins le sol. La rotation régulière entre différents enclos permet aussi aux pâturages de se régénérer plus rapidement. En outre, des plantes et arbustes nutritifs tels que le botón de oro (Tithonia diversifolia), le mata ratón (Gliricidia sepium) et le tilo (Sambucus peruviana) complètent l'alimentation du bétail, améliorent la quantité et la qualité du lait, augmentent les taux de reproduction et fournissent du fourrage qui peut être coupé et conservé pour la saison sèche. A travers la photosynthèse, les nouveaux arbres et arbustes, ainsi que les sols enrichis en matière organique, capturent également plus de carbone.

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Des rangées d'arbres et d'arbustes fourragers séparent les enclos de La Pradera, une ferme appliquant des techniques sylvopastorales à Boyacá. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale

À La Pradera, une ferme laitière perchée à 2 800 mètres d'altitude dans la province de Boyacá, il est facile de comprendre l'intérêt de cultiver directement sur place des végétaux pour nourrir le bétail. Des rangées d’arbustes riches en protéines, stratégiquement plantés sur son terrain de sept hectares, évitent à Guillermo Vargas Castañeda et à sa famille de devoir aller en ville chaque mois, par un chemin de terre escarpé, pour acheter des aliments nécessaires. « Avant, nous achetions des produits qui nous coûtaient cher pour compléter l’herbe. Nous dépensions environ 300 000 pesos (100 dollars) par mois en aliments et en déplacements », explique son épouse, Sandra Cepeda Guatibonza. « Maintenant, avec cet argent, nous pouvons acheter de la nourriture pour nous-mêmes. »

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Angela Vargas Cepeda et sa mère préparent le repas dans la cuisine familiale. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale

D’autres effets sont moins évidents, mais tout aussi impressionnants. La présence des arbres est bénéfique au scarabée bousier (Scarabaeus laticollis), qui circule entre la base des arbres et les champs où il « travaille ». Sous le climat froid de la montagne où la décomposition est ralentie, Guillermo devait payer quelqu'un pour ratisser les bouses de vache afin d’éviter qu’elles asphyxient les pâturages. Mais grâce au travail des scarabées, les déjections disparaissent naturellement en une quinzaine de jours, laissant place à de l’herbe fraîche.

Le soir, les arbres et les rangs d’arbustes bruissent du doux chant des cigales. Ils servent de couloirs de biodiversité pour les oiseaux et d’autres animaux, entre la forêt des montagnes au-dessus de la ferme de Guillermo et le patchwork de verdure en dessous.

Mais ce qui est sans doute plus important encore, c’est que ces arbres ont conforté l'attachement de la famille de Guillermo à la vie rurale.

En grandissant, Angela Vargas Cepeda, la fille de Guillermo aujourd’hui âgée de 23 ans, a été témoin de la transformation de l’exploitation, d'une ferme délabrée à flanc de colline en un havre de verdure très productif. « C’est bon de voir qu’il y a un avenir ici », confie-t-elle, entourée de sa grand-mère de 85 ans, de ses parents et d’un bataillon de chats, de chiens et de perroquets.

Étudiante à l’université en technologies de l'information, Angela veut innover davantage pour améliorer les rendements agricoles. « Il y a des milliers de choses que nous pourrions faire avec des capteurs et d'autres outils, mais le logiciel de gestion du bétail est le plus urgent », souligne-t-elle.

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Angela passe un appel avec son téléphone mobile tandis que son père prépare le lait pour le transport après la traite. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale

L’échec de l’élevage de bétail serait un fléau social que la Colombie ne peut pas se permettre : le secteur assure 28 % de l’emploi rural et les moyens de subsistance de 514 000 ménages. « Bien que seulement 1 % des éleveurs appliquent actuellement les techniques sylvopastorales, il y a de très bonnes raisons d'étendre le système (e): augmenter la productivité du bétail tout en réparant le tissu social colombien et en restaurant la terre », explique Luz Berania Dias Rios, l'actuelle responsable du projet.

Revenons dans la plaine côtière de l'Atlántico. À 28 ans, Juan Carlos Hernández, le fils d'Ana, est plein d'espoir. Bien qu'il ait abandonné le lycée deux ans avant d'obtenir son diplôme, Juan Carlos a été formé par l'équipe d’extension du projet et veut en apprendre davantage. Il rêve d'augmenter progressivement le nombre de vaches sur cinq hectares boisés et de planter des arbres fruitiers sur un hectare de terre. « Je veux conserver cette ferme familiale pour mes enfants », dit-il. Et il ajoute : « D'ailleurs, la ferme s’appelle “S’ils nous laissent faire”. S’ils nous laissent vivre… S’ils nous laissent travailler… C’est le symbole de notre espoir de paix ».

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Juan Carlos Hernández espère laisser une ferme prospère à ses enfants. Crédit photo: Flore de Preneuf / Banque mondiale



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