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NOTE 05 décembre 2019

Repenser le rôle de l’État au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

Rabah Arezki, Ferid Belhaj and Mahmoud Mohieldin

D’une manière générale, les économistes s’accordent sur les grands principes censés régir l’intervention de l’État dans l’économie. En théorie, cette intervention se justifie lorsque les marchés ne donnent pas de résultats socialement optimaux ou pour contrecarrer des monopoles naturels. Tel est l’argument qui sous-tend le soutien public aux activités de recherche fondamentale et de développement (les entreprises privées ne pouvant pas recouvrer l’intégralité des investissements) ou encore la réglementation et la surveillance de la pollution (dont les coûts ne sont pas supportés par l’émetteur). Si les économistes se retrouvent effectivement autour des motifs, ils ont souvent plus de mal à s’entendre sur les détails de cette intervention, y compris sur le choix des leviers à actionner et des secteurs à privilégier. D’où ce débat houleux qui les oppose concernant les inégalités croissantes et la nécessaire redistribution en soutien à la cohésion sociale.

Les convictions et les attentes quant au rôle supposé de l’État varient selon les individus et les pays. Elles sont forgées la plupart du temps par le modèle économique historique adopté dans chaque pays mais aussi par la place de chacun dans l’échelle des revenus. Nous soutenons que les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA) devraient améliorer leur redevabilité à l’égard des citoyens, en inculquant une culture du « retour sur investissement », en promouvant l’émergence d’organes de réglementation indépendants mais responsables et en comptant moins sur l’État pour redynamiser l’économie.

État des lieux

Bien que l’activité économique de la région soit traditionnellement ancrée dans le commerce, les pays de la région MENA ont adopté depuis leur indépendance des modèles de développement étatiques, qui ont induit une dépendance excessive vis-à-vis de l’État. Comme l’avançait Nazih Ayubi dans un ouvrage paru en 1995, Overstating the Arab States (a), le bilan social des nations arabes est plutôt décevant, en particulier du fait de leur incapacité avérée à recouvrer les impôts et assurer des services de qualité. Les marchés de la région sont plombés par des opérateurs historiques solidement établis, ce qui ne laisse que peu d’espace aux nouveaux entrants, ainsi qu’au maillage omniprésent des entreprises publiques, y compris dans les industries extractives, les services publics, le secteur manufacturier et les télécommunications.

Ce modèle économique a survécu aux spectaculaires revers des années 1990, auxquels plusieurs tentatives de réformes structurelles ont tenté de remédier. Divers arrangements, qui voient l’État fournir des emplois dans la fonction publique et des subventions universelles financées par la rente pétrolière et l’emprunt public, ont enraciné leurs capacités de résistance. En atténuant la plupart des risques économiques pesant sur les citoyens, ces mécanismes découragent l’esprit d’entreprise et l’innovation. Ils ont aussi entravé la délivrance de services publics, tout en alimentant la méfiance à l’égard du gouvernement. Les vagues de protestations qui continuent de déferler dans la région illustrent bien la détermination des citoyens et, en particulier, des jeunes générations, qui veulent définir de nouvelles règles de redevabilité publique. Le moment est donc venu de repenser le rôle de l’État.

Mobiliser le secteur privé et exploiter la technologie

Les pays de la région MENA doivent changer d’approche, en exploitant notamment le levier de la technologie pour permettre l’émancipation économique de leur jeunesse. De fait, le secteur public s’est jusqu’ici montré incapable d’absorber les centaines de millions de jeunes qui entreront sur le marché du travail dans les décennies à venir (et rien n’indique qu’il y parviendra à brève échéance). Les gouvernements de la région MENA auraient tout intérêt à favoriser l’émergence d’un secteur privé dynamique et porteur d’innovations technologiques pour installer une croissance durable et solidaire. Ils doivent pour cela opérer une conversion, en cessant de « faire » les choses pour, au contraire, les « faciliter », c’est-à-dire installer les conditions de l’essor d’un secteur privé dont l'activité sera favorisée par des barrières minimales à l’entrée et à la sortie. Les gouvernements devront certes continuer à assurer la fourniture de biens publics, y compris numériques, mais surtout, ils devront remettre à plat le système réglementaire pour aider les nouvelles entreprises à pénétrer sur les marchés.

Cette approche s’inscrit dans la continuité des efforts engagés pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), approuvés par tous les pays de la région MENA et les autres États membres des Nations Unies — objectifs qui consacrent l’indispensable montée en puissance du secteur privé, de la science, de la technologie et de l’innovation pour réussir. Le nouveau programme de maximisation du financement pour le développement (a) porté par le Groupe de la Banque mondiale peut se révéler utile à cet égard puisque, à travers son approche innovante initialement axée sur le financement des infrastructures, il a pour objet de mobiliser autant que faire se peut des fonds privés en soutien aux ODD. Ce programme défend en particulier des réformes en amont pour libérer les financements commerciaux, en s’attelant aux défaillances des marchés et en levant les autres contraintes. Là où des risques importants demeurent, cette approche recommande le recours à des garanties publiques et d’autres instruments de partage de risques. L’aide publique au développement (y compris les prêts à conditions préférentielles) ne devrait être mobilisée que lorsque les réformes et les mesures d’atténuation des risques échouent à faire émerger des solutions de marché. De même, compte tenu de l’alourdissement des dettes souveraines, le financement public des infrastructures et d’autres projets dans les pays en développement, en particulier dans la région MENA, ne devrait être utilisé qu’en dernier ressort.

Inculquer une culture du retour sur investissement et de la fiscalité

La responsabilisation est essentielle au bon fonctionnement de l’État. Le développement, au sein de l’administration publique, d’une culture du « retour sur investissement » soucieuse de l’optimisation des ressources permet de gagner la confiance des citoyens. Cela commence par des données, des systèmes de mesure et la divulgation d’informations pour établir des diagnostics robustes et transparents. Une fois que les autorités s’engagent en toute connaissance de cause, des mécanismes tels que des circuits de remontée de l’information peuvent aider les administrations à identifier rapidement les problèmes de qualité et à poursuivre les améliorations. Une solution peut consister à privilégier l’action locale (l’adaptation du développement aux spécificités locales [a]) — une stratégie que de nombreux pays de la région MENA ont eu tendance à négliger pour élaborer leurs budgets, mobiliser les ressources intérieures et cibler efficacement les dépenses. En Colombie, en Indonésie ou au Kenya — trois pays connaissant une urbanisation rapide — les autorités nationales se sont fermement engagées à « localiser » le déploiement des plans de développement, en utilisant les ODD comme maître étalon de leur efficacité. S’ils parviennent à améliorer la capacité de leurs administrations locales à planifier, financer et fournir des services essentiels, les pays de la région MENA pourraient avancer à grands pas vers l’instauration d’un climat de confiance avec leurs citoyens et la réalisation des ambitieux ODD.

Alors que la plupart des pays de la région MENA consentent des dépenses importantes au regard de leur niveau de revenu, les résultats qu’ils obtiennent sont plutôt décevants, notamment dans la santé et l’éducation. Parce que l’investissement dans le capital humain est la mesure de long terme la plus judicieuse qu’un gouvernement puisse prendre, le Projet pour le capital humain du Groupe de la Banque mondiale s’efforce d’identifier les facteurs expliquant l’inefficacité relativement fréquente des investissements dans le capital humain (évidente dans le cas des pays de la région MENA) et d’aider les pays à en avoir « pour leur argent ». Plus globalement, les pays de la région doivent repenser leur système de protection sociale en abandonnant la logique bismarckienne, qui privilégie celles et ceux ayant un emploi officiel, pour prendre en compte tous les individus, qu’ils travaillent dans le secteur formel ou dans les innombrables entreprises informelles de la région. Ce faisant, ils se donneraient les moyens d’atteindre leurs objectifs sociaux, d’éviter la polarisation et de favoriser la prise de risques et l’esprit d’initiative.

Les pays de la région MENA sont parmi les moins efficaces du monde quand il s’agit de recouvrer les impôts. Une contreperformance qui s’explique en grande partie par l’abondance des recettes tirées du secteur de l’énergie et des activités de rente : à quoi bon, dans ce cas, mobiliser des recettes fiscales ? Mais l’alourdissement de la dette publique, la volatilité croissante des cours du pétrole, par ailleurs toujours plus bas et de moins en moins fiables, et le recul des flux touristiques comme des investissements directs étrangers appellent à une sérieuse réforme de la fiscalité. Un engagement renouvelé en faveur de la fourniture de services de qualité (le fameux « retour sur investissement ») renforcerait la confiance entre les citoyens et l’État et pourrait faciliter le recouvrement des impôts. Pour cela, les gouvernements doivent élargir leur assiette fiscale au lieu d’augmenter les taux d’imposition. Une fiscalité efficace assortie de coûts de transaction plus faibles peut réellement améliorer la « productivité » des dépenses publiques et susciter chez les contribuables une plus grande disposition à consentir à l’impôt. Et parce qu’ils paieront plus d’impôts, les citoyens exigeront des services de meilleure qualité. Dès lors, contrairement à un vieux scénario, où les recettes tirées du secteur de l’énergie atterrissent directement dans les coffres de l’État sans que la population n’ait à verser son écot, les citoyens qui, cette fois, auront mis la main à la poche, seront beaucoup plus attentifs à la performance de l’administration publique. Dans cette nouvelle configuration, le contribuable devient le principal et l’État devient l’agent. L’engagement des gouvernements de la région MENA à renforcer la redevabilité — y compris à l’échelon local — permettra non seulement de retisser des liens avec les citoyens mais aussi d’assainir les finances publiques.

L’indispensable montée en puissance de l’État régulateur

La protection des entreprises publiques et privées en place, en particulier dans les secteurs clés que sont les services financiers, les télécommunications, l’eau, la gestion des déchets et l’énergie, est une pratique courante dans la région MENA. Elle s’accompagne de réglementations excessives et archaïques, qui dissuadent les nouvelles entreprises d’entrer sur le marché ou ne parviennent pas à réguler les monopoles naturels. Cette protection fausse la concurrence et la contestabilité, entrave la diffusion des technologies courantes et bloque les formes d’adaptation et d’évolution nécessaires pour l’émergence d’un secteur privé dynamique. Le statu quo réglementaire reviendra à condamner la jeunesse des pays de la région MENA au chômage et à l’exclusion.

Certes, les effets d’une politique de la concurrence mettent du temps à se concrétiser et exigent que les mesures prévues soient effectivement appliquées. L’expérience montre que cette mue de la mission régulatrice de l’État n’est pas toujours aisée, le parcours étant jalonné de revers et de victoires, mais elle est riche en enseignements (a). À la fin du 19e siècle, la montée des inégalités et des tensions sociales face à un sentiment d’accaparement du pouvoir par une oligarchie a poussé le gouvernement fédéral des États-Unis à se placer au-dessus de la mêlée et à se réinventer, en tant que régulateur. Le Sherman Antitrust Act, adopté par le Congrès en 1890, est l’acte fondateur qui donnera naissance au droit de la concurrence puis, en 1914, au Clayton Antitrust Act. Si nous revenons à l’époque contemporaine, nous constatons que, dans les économies avancées comme dans les pays en développement, l’État doit composer avec l’apparition de géants technologiques comme Facebook, Amazon, Tencent ou Alibaba dont les modèles économiques reposent sur un principe de mise en relation (a) à la puissance démultipliée par les technologies numériques. Ce modèle se prête naturellement à une concentration d’acteurs poussée à l’extrême. Cela ne veut pas dire qu’il y a violation systématique du principe de libre-entrée, mais que les régulateurs doivent être particulièrement attentifs pour éviter une telle dérive. De fait, le cloisonnement cher aux régulateurs, en fonction des secteurs, n’est plus adapté au monde actuel où ces mastodontes deviennent de véritables conglomérats opérant dans le domaine des technologies financières, de la santé, etc. Parce qu’elle stimule la concurrence avec, à la clé, une baisse des prix et une hausse de la qualité des services, cette dé-compartimentation est une bonne nouvelle. Au-delà du défi de la concentration des opérateurs économiques, la numérisation soulève de nouvelles interrogations quant à la personnalisation des prix (le coût à supporter par le consommateur étant établi en fonction de sa disposition à payer), qui peut conduire à des abus, depuis la tromperie du client à la discrimination raciale et sexuelle. À l’ère numérique, personne ne peut faire l’économie d’une réglementation intelligente intégrant les questions de protection et d’accès aux données personnelles mais aussi d’utilisation de ces informations. Dans le monde en développement, les acteurs privés ne devraient pas être les seuls à opérer ce virage technologique. Le secteur public doit lui aussi en faire une priorité absolue, afin de renforcer les capacités de réglementation nécessaires pour installer un développement durable.

En gardant à l’esprit ces nouvelles opportunités et ces nouveaux défis, les gouvernements de la région MENA doivent prendre des mesures qui permettront de résoudre la sempiternelle question de l’émergence d’un secteur privé dynamique libéré de toute entrave. Plus précisément, il convient d’abandonner la réglementation purement prudentielle pour privilégier un cadre permettant de concilier un comportement prudent et le renforcement de la qualité des services et de la concurrence. Pour cela, les pouvoirs publics doivent accroître l’indépendance des organismes réglementaires tout en veillant à ce qu’ils rendent bien des comptes. Les pays de la région MENA doivent arrêter de privilégier leurs champions nationaux et autres opérateurs historiques pour se focaliser sur le bien-être du consommateur, les organismes en charge de la réglementation devant répondre de leur action à la fois devant les parlementaires et les associations de consommateurs.

État de droit et indépendance de la justice

Au moment de repenser le rôle de l’État, il ne faut pas perdre de vue l’importance des équilibres entre les différents pouvoirs : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Ces contrepoids sont garants de l’État de droit, un principe en vertu duquel toute tentation de comportement arbitraire de la part d’un individu ou d’une institution est encadrée et jugulée par des textes de loi bien conçus et correctement appliqués.

À partir du moment où la réglementation et la fiscalité deviennent deux nouveaux piliers de l’action de l’État dans les économies de la région MENA, leur crédibilité et leur efficacité doivent être garanties par l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire — qui fait alors figure de facteur suprême d’égalisation, d’un point de vue social et économique. L’introduction d’une fiscalité équitable et progressive, essentielle pour la solidarité et l’équité sociales, ne peut se faire sans des moyens de recours en cas de fraude ou de corruption, et cette fonction doit être confiée au système judiciaire.

Les autorités responsables de la réglementation ou les organismes chargés de garantir une concurrence loyale et de lutter contre les abus de position dominante en soutien aux investissements et à l’innovation devront pouvoir arbitrer en toute indépendance : cela inclut la capacité de s’autosaisir mais aussi de sanctionner un comportement frauduleux ou illicite et de fournir réparation aux parties lésées. Pour assumer efficacement leurs missions réglementaires et être considérés comme équitables, ces organismes doivent être strictement indépendants de l’exécutif.

En guise de conclusion

La sécurité et la stabilité des marchés doivent bien entendu figurer dans les priorités des gouvernements de la région MENA, mais ceux-ci doivent, parallèlement, réfléchir à des solutions pour renforcer la qualité des services, l’innovation et la concurrence. En adoptant cette vision du rôle de l’État, ils pourront rendre davantage de comptes aux citoyens et accroître leur efficacité, posant ainsi les jalons d’un cercle vertueux de confiance, de réforme et de croissance. Une telle approche permettra également aux pays de mobiliser davantage de ressources pour la réalisation des ODD, laquelle passe par une modification radicale des modes de financement des plans de développement. La cible 17.1 ne dit d’ailleurs rien d’autre, qui stipule que les pays en développement doivent « améliorer, notamment grâce à l’aide internationale […], la mobilisation de ressources nationales en vue de renforcer les capacités nationales de collecte de l’impôt et d’autres recettes ».

Pour promouvoir la stabilité et améliorer le quotidien de leurs populations, les gouvernements de la région MENA doivent s’adapter à l’évolution rapide de la donne politique, économique et technologique. Les ODD servent de repère universel pour réaliser ces aspirations, tout en s’inscrivant pleinement, pour leur mise en œuvre, dans les capacités financières et administratives des États. Assurément, ces réformes ne seront pas faciles à appliquer. Mais l’expérience d’autres pays montre, qu’en plus d’être réalisable, une telle approche peut engendrer d’importants dividendes pour les générations actuelles et avoir des retombées encore plus considérables pour les générations suivantes.